Les R.P. Abbés de Solesmes
Depuis la restauration de la vie bénédictine à l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes au XIXᵉ siècle, la lignée des abbés qui se sont succédé depuis Dom Prosper Guéranger jusqu’à Dom Geoffroy Kemlin s’inscrit dans une continuité spirituelle, intellectuelle et liturgique remarquable, tout en reflétant les grandes épreuves et mutations de l’Église et de la société française.
Dom Prosper Guéranger, né en 1805 à Sablé-sur-Sarthe et ordonné prêtre en 1827, est la figure fondatrice de la renaissance de Solesmes. En 1833, dans un contexte encore marqué par les destructions de la Révolution française, il rachète l’ancien prieuré de Solesmes et y rétablit la vie monastique bénédictine. En 1837, il est nommé premier abbé de la communauté restaurée, charge qu’il exerce jusqu’à sa mort en 1875. Son œuvre dépasse largement le cadre local : il joue un rôle majeur dans le renouveau liturgique catholique, défend l’unité romaine contre les tendances gallicanes et fait de Solesmes un centre intellectuel et spirituel de premier plan. Sous son abbatiat sont posées les bases de la recherche scientifique sur le chant grégorien, qui donnera à l’abbaye un rayonnement international durable. Dom Guéranger meurt le 30 janvier 1875, laissant une communauté solidement établie et reconnue dans toute l’Église.
À sa suite, Dom Louis-Charles Couturier devient abbé en 1875. Son abbatiat, qui s’étend jusqu’en 1890, se déroule dans une période délicate marquée par les tensions entre l’Église et la Troisième République. Moins connu que son prédécesseur, il poursuit néanmoins la consolidation de l’œuvre de Dom Guéranger, en veillant à la stabilité de la vie monastique et à la fidélité à la tradition liturgique de Solesmes, tout en préparant la communauté aux épreuves politiques à venir.
Dom Paul Delatte, élu abbé en 1890, dirige Solesmes jusqu’en 1921. Théologien et spirituel reconnu, il doit faire face aux lois anticléricales françaises du début du XXᵉ siècle. En 1901 puis en 1903, la communauté est expulsée et contrainte à l’exil, notamment en Angleterre, à l’abbaye de Quarr. Dom Delatte maintient l’unité de la communauté dispersée et poursuit le travail intellectuel et liturgique qui fait la renommée de Solesmes. Son abbatiat est marqué par une profonde réflexion théologique sur la vie monastique et par la fidélité à l’idéal bénédictin dans l’épreuve. Il meurt en 1921, après avoir assuré la survie spirituelle et institutionnelle de l’abbaye malgré l’exil.
Dom Germain Cozien lui succède en 1921 et demeure abbé jusqu’en 1959. Son long abbatiat accompagne le retour progressif des moines en France et la réinstallation définitive à Solesmes. Il gouverne la communauté durant des décennies marquées par les deux guerres mondiales et par de profondes transformations culturelles. Sous sa direction, Solesmes confirme son rôle central dans les études grégoriennes et dans la vie bénédictine internationale. Dom Cozien s’attache à conjuguer fidélité à l’héritage de Dom Guéranger et ouverture prudente aux évolutions du monde contemporain.
En 1959, Dom Jean Prou est élu abbé. Il exerce cette charge jusqu’en 1992, période particulièrement longue et décisive. Son abbatiat coïncide avec le concile Vatican II et ses réformes liturgiques, qui posent des questions majeures à une abbaye intimement liée à la tradition du chant grégorien et de la liturgie romaine. Dom Prou joue un rôle important dans l’interprétation et la mise en œuvre des réformes conciliaires, cherchant à maintenir l’esprit de la tradition tout en respectant les orientations de l’Église. Il contribue également à renforcer le rayonnement intellectuel et spirituel de Solesmes dans le monde bénédictin.
Dom Philippe Dupont devient abbé en 1992 et le demeure jusqu’en 2022. Son abbatiat s’inscrit dans un contexte de sécularisation croissante et de baisse des vocations monastiques en Europe occidentale. Il s’attache à maintenir la vitalité communautaire, à soutenir la recherche et l’édition des livres liturgiques et musicologiques de Solesmes, et à accueillir de nouveaux moyens de diffusion du patrimoine grégorien, notamment par l’enregistrement et la publication. Sous sa direction, l’abbaye demeure une référence mondiale en matière de chant liturgique et de vie bénédictine.
Enfin, en 2022, Dom Geoffroy Kemlin est élu abbé de Solesmes. Héritier d’une tradition presque bicentenaire depuis la restauration de Dom Guéranger, il reçoit la charge de conduire la communauté au XXIᵉ siècle, dans un contexte marqué par de nouveaux défis spirituels, culturels et ecclésiaux. Son abbatiat, encore en cours, s’inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs, avec le souci de préserver la fidélité à la règle de saint Benoît, à la liturgie chantée et à la vocation propre de Solesmes, tout en répondant aux attentes contemporaines de l’Église et du monde
La passation de pouvoir...